Les entreprises redoutent désormais de se faire uberiser. Or, cette menace, annoncée depuis l’émergence du web il y a vingt ans, ne peut être considérée ni comme une nouveauté, ni comme une surprise. Pourquoi une telle impréparation? Simple refus de voir ou compréhension trop superficielle du phénomène numérique? Dans tous les cas, comprendre vraiment ce qui se joue n’a jamais été aussi urgent pour organiser la contre-attaque.
Chronique d’une désintermédiation annoncée
Contrairement à une idée répandue, Uber ne veut pas prendre la place des chauffeurs de taxis indépendants, mais seulement celle des centrales de réservation. Les chauffeurs, il en a besoin et préfère les inféoder que les tuer.
L’uberisation ne doit pas se comprendre comme une pulvérisation du marché, et des métiers qui y sont liés. C’est l’une des formes, certes innovante, d’un phénomène aujourd’hui bien connu : la tendance générale à la désintermédiation, un mouvement consubstantiel aux technologies de réseaux et qui a connu une accélération avec l’essor récent d’une économie de plateforme.
Depuis vingt ans et l’arrivée du web, une littérature impressionnante annonce régulièrement le risque de désintermédiation de telle ou telle activité économique. Mais si certains ont pensé naïvement qu’Internet avait vocation à tuer les intermédiaires, c’était oublier que derrière presque chaque désintermédiation, se cache un nouvel intermédiaire.
Bien sûr, ces nouveaux intermédiaires ne se sont pas toujours présentés comme tels (il faut parfois savoir se faire discret et patient pour gagner sans encombre une position si stratégique). Bien sûr, leur modèle économique, que certains ont d’ailleurs mis du temps à trouver, n’a pas toujours été bâti autour du modèle séculaire du courtier – une commission (un pourcentage) sur chaque transaction. Mais presque toutes les success stories du numériques sont des histoires de désintermédiation-réintermédiation, qui voient l’arrivée sur un marché d’un nouvel intermédiaire (un courtier), en lieu et place des intermédiaires historiques.
Amazon a remplacé les libraires, eBay a remplacé les salles des ventes et antiquaires, Apple au bord de la faillite à la fin des années 90 a réussi in extremis à remplacer les disquaires grâce à son offre de musique légale construite sur le couple iTunes/iPod… D’autres ont su fédérer un nouveau marché dont ils sont devenus le courtier dominant. Google est le courtier dominant du marché de « l’information gratuite » qu’il a contribué à forger, Facebook est dans un premier temps devenu le courtier dominant des liens sociaux, LinkedIn, celui des contacts professionnels, Youtube, celui de tout ce qui se filme… même s’ils rentabilisent leur position stratégique par la publicité plutôt que par une commission. Wikipedia aussi est un intermédiaire, même si son mode de financement est particulier. Kickstarter est un intermédiaire sur un sujet crucial : l’investissement risqué sur des projets. Blablacar aussi est un intermédiaire, et il est même arrivé à solvabiliser et développer une pratique confidentielle : le covoiturage.
La manière la plus efficace de prendre la place d’un intermédiaire déjà installé a toujours été de supprimer la raison d’être de l’intermédiation, en reconfigurant le modèle économique ou les frontières du marché (généralement en surfant sur l’insatisfaction des consommateurs ou des producteurs de ce marché). Le marché, comme jadis la nature, a horreur du vide. La désintermédiation est bien souvent un simple moment de la réintermédiation.
The Middleman Economy
Les intermédiaires constituent un rouage essentiel, voire indispensable, du développement économique. Il est donc assez logique qu’ils soient traditionnellement l’un des acteurs les mieux rémunérés. En élargissant la taille des marchés au monde entier (web 1.0), et en mobilisant la masse des internautes, à la fois comme clients et comme producteurs (web 2.0), le numérique a démultiplié l’effet de richesse… du moins pour les gagnants du numérique : les nouveaux intermédiaires. […/…]
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