Archive 2006 – L’article de Christophe Deshayes ci-dessous a été publié sur plusieurs sites internet dont le Journal du Net (JDN) le 19 septembre 2006.  Dix ans après, les exemples de grands projets informatiques à la dérive se sont multipliés au point de devenir la norme. Pas étonnant que la mode soit désormais aux projets agiles menés en moins de six mois …  

L’un des derniers grands projets en date, le DMP (Dossier Médical Personnel), doit être livré début 2007. On peut prédire qu’il échouera à relever le défi qui lui était assigné : améliorer la qualité des soins tout en dépensant moins.

Les critiques sont devenues quasi-unanimes depuis le revirement récent de ceux qui hier encore défendaient le projet.

Extrait des critiques : contenu flou, valse des dirigeants, pilotage en fonction d’enjeux politiques, absence de concertation, de reconnaissance et d’implication des acteurs clés, financement sporadique, absence d’expérimentation, incohérence réglementaire

Bref, une mauvaise gouvernance caractérisée !

Mauvaise gouvernance, un mal pas seulement français ?

Quand on tire le bilan des projets de type DMP qui pullulent dans tous les pays développés, une seule conclusion s’impose : ils sont tous… dans l’ornière ! Même le projet anglais, pourtant longtemps présenté comme modèle, vire désormais au « probable fiasco national ». Ultime précision, tous les gouvernements, de droite comme de gauche, récoltent la même note : zéro !

Ces projets seraient-ils donc ingouvernables ?

L’hypothèse est tentante. Mais on ne peut s’y résoudre quand on sait à quel point l’amélioration des systèmes de santé est cruciale pour tous les pays industrialisés. Sans oublier par ailleurs, les autres projets complexes du même ordre qui seront lancés tôt ou tard sur de nombreux sujets sociétaux. Leurs caractéristiques communes ? Impact sociétal certain, sensibilité politique forte, parties prenantes très nombreuses, budgets conséquents et… rôle central de l’informatique.

Pour réussir ces projets, à quelle priorité s’atteler ? L’amélioration de la qualité des outils et méthodes de pilotage ou l’amélioration de nos pratiques managériales ? Poser la question, c’est déjà y répondre ! On aime à répéter qu’il faut changer, mais on en précise rarement la teneur, les gains et les pertes attendus pour les uns et les autres. A cette lacune managériale, s’ajoute l’impression désagréable que l’invite au « changement permanent » ressemble fort à un discours de type « faites ce que je dis, pas ce que je fais ». Résultat ? La dynamique collective chère aux coachs sportifs, ressemble de plus en plus au Saint-Graal ! Or, aucun projet, même simple, n’aboutit sans dynamique collective.

La place centrale de l’informatique mérite quelque explication…

La tentation de résoudre la complexité de tels projets par l’uniformisation (capacité supposée de l’informatique à standardiser les procédures) est répandue. La place centrale de l’informatique dans ces projets s’explique en partie par cette promesse de niveler les spécificités, prétexte pour chaque partie prenante (on le sait) d’exprimer des « demandes d’exceptions », réputées ingérables par les techniciens ou trop onéreuses par les gestionnaires. Une telle démarche uniformisatrice est vouée à l’échec !

Face à la diversité des pratiques, une autre utilisation de l’informatique est possible. Au lieu de nier la complexité (par l’uniformisation) il s’agit au contraire de la révéler (sorte d’inventaire des spécificités avec lesquelles il faut composer, négocier…) ! Chaque spécificité peut alors se placer en regard de l’intérêt général afin de décider : soit de l’inclure dans le système informatisé (lorsque la valeur ajoutée est démontrée), soit au contraire de l’exclure du système, mais en prenant alors grand soin de négocier en échange… du sens ou des compensations ! Ce « travail d’organisation », selon la formule du sociologue G. de Terssac, est lent, chaotique, en partie inconscient mais continu. A la longue, prescripteur et utilisateur s’y confondent et les phases de projet ou d’exploitation s’estompent.

Nous devons admettre que l’informatique a fait le vide autour d’elle et qu’elle est devenue le seul lieu où se réalise désormais le travail d’organisation des grands projets. C’est une sorte de « trou noir du changement ». Sa masse extraordinaire attire à elle toute démarche d’innovation organisationnelle, même celles qui se trouvent « au départ » hors de son champ d’action. Comme le souligne le sociologue des organisations D. Segrestin[1], l’informatique serait

« l’espace de délibération à l’intérieur duquel évoluent désormais les acteurs du changement » au point peut-être où « le destin de ces outils singuliers ne pourra plus être distingué des trajectoires générales du changement ». L’informatique n’est pas l’outil qui amène le « progrès » mais l’espace à l’intérieur duquel les usages innovants s’élaborent dans une alchimie complexe.

Saurons-nous réussir ces projets complexes si nous ne changeons pas notre représentation de l’informatique, si nous ne plongeons pas au cœur même de cette force d’attraction, de destruction et de création ?

[1] Sciences de la société, n°61 – Le mythe de l’organisation intégrée, PUM.

 

 

 

Christophe DESHAYES